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Le Blog d'Albatros
3 janvier 2019

Hubert Védrine : "Le Monde est devenu un Chaos !".

Je vous invite à lire cette longue mais instructive interview d'Hubert Védrine, réalisée par le journal Jeune Afrique (janvier 2019).

Dans les réponses faites par Hubert Védrine, j'ai mis en gras les parties qui reflètent mon propre état d'esprit !.

Vos remarques sont les bienvenues.

 

- Jeune Afrique : Le monde est frappé par une vague populiste. Comment analysez-vous ce phénomène ?

Hubert Védrine : Ce mouvement puissant concerne avant tout les démocraties, et en premier lieu les pays occidentaux où les classes populaires, puis les classes moyennes, ont cessé de croire au discours dominant qui leur vantait les effets bénéfiques pour elles de la mondialisation et de la construction européenne.

La crise européenne de 2008 est passée par là… Tant qu’il s’agissait des classes populaires, les élites s’en moquaient. Mais à partir du moment où les classes moyennes ont décroché, ce mouvement a abouti au Brexit, à l’élection de Trump, à l’arrivée au pouvoir de Conte et de Salvini en Italie, etc. Je n’analyse pas le populisme comme un virus qui s’attaque à des organismes sains. Il est le sous-produit d’une défaillance interne. Rien ne sert de l’excommunier, il faut en comprendre les causes et les traiter.

- Ce mouvement découle-t-il de l’élection de Donald Trump ?

L’élection de Trump est le symptôme le plus marquant et le plus caricatural du populisme, mais le phénomène avait débuté bien avant. N’oublions pas qu’en France, le traité de Maastricht n’avait été ratifié par référendum [en 1992] qu’avec une marge de 1,04 % ! Certains ferments de ce populisme sont communs à tous les pays démocratiques. Les activistes de la démocratie directe considèrent que la démocratie représentative à l’ancienne – on élit un dirigeant, on le laisse travailler, on le juge à l’issue de son mandat – est périmée. Il y a aujourd’hui une exigence furieuse, impatiente, vengeresse de contrôle permanent, de transparence absolue et immédiate, de réaction instantanée, que les réseaux sociaux et l’information continue transforment en feux de cheminée.

Il est devenu extrêmement difficile de gouverner dans ces conditions, a fortiori de réformer. Je pense cela depuis longtemps, et l’émergence des « gilets jaunes » n’en est qu’une confirmation de plus. Cette situation est due à l’individualisme de masse et aux conditions de vie moderne. Cela peut aller jusqu’à un totalitarisme de tous sur chacun, qui s’appuie sur la technologie : on pourrait nous demander chaque jour sur notre portable notre avis sur le rétablissement de la peine de mort – et ce n’est qu’un exemple… 

- Comment jugez-vous, à mi-mandat, le bilan du président Trump ?

C’est d’autant plus troublant qu’il n’est pas entièrement négatif. En outre, je ne pense pas que sa présidence soit une parenthèse. Je la vois comme l’expression d’un spasme américain, en réaction à ce que je considère comme le fait historique majeur de ces trente dernières années : la perte, par les Occidentaux, de leur monopole dans la conduite des affaires du monde et, concrètement pour les États-Unis, le défi chinois.

Les États-Unis sont comme un navire démâté : à chaque présidentielle, les Américains élisent un candidat en tout point opposé à leur président sortant. Ils ne savent pas comment s’adapter à cette perte de monopole. L’idée d’un leadership seulement relatif leur est insupportable. Trump essaie de façon brutale d’enrayer ce déclin.

 - Peut-il y parvenir ?

Il peut marquer des points à court terme. Le nouvel accord sur l’Alena [accord de libre-échange nord-américain] n’est pas mauvais. Trump peut aussi porter atteinte à la capacité exportatrice de la Chine, qui est à la base de sa réussite moderne, et l’amener à composer, comme on le voit en ce moment. On ne peut donc pour l’instant pas dire qu’il a échoué. Évidemment, il désintègre le discours américano-européen universaliste sur l’organisation du monde.

Depuis 1945, les Américains, tout en poursuivant leurs intérêts nationaux, avaient un plan d’ensemble pour l’humanité. Trump y est indifférent, ce qui provoque un effet de sidération, en tétanise certains, en désinhibe d’autres. Que le président américain ne fasse même pas semblant d’œuvrer pour un monde meilleur cautionne l’attitude des Netanyahou, des Erdogan, des Poutine, celle de l’Arabie saoudite et de l’Iran au Yémen, voire celle de la Chine.

 - Donald Trump est-il dangereux ?

Oui, indirectement, car je ne pense pas qu’il veuille entrer en guerre ! Sur la Russie, il avait plutôt raison contre l’État profond américain [qui, lui, est foncièrement hostile à Poutine], mais il s’est mis dans l’impossibilité de pratiquer la politique qu’il souhaite.

La « communauté internationale » n’existe pas encore, c’est un objectif, mais avant Trump il y avait tout de même quelques freins. Lui fait sauter tous ces garde-fous. Je ne suis pas sûr que [le journaliste] Jamal Khashoggi aurait été assassiné dans ces conditions si les dirigeants saoudiens n’avaient pas le sentiment d’avoir les coudées franches. L’alliance américano-israélo-saoudienne pour renverser le régime iranien est finalement ce qui compte pour Trump. Face à cet unilatéralisme, les Européens ne doivent pas se contenter de se lamenter ou de faire l’autruche.

 - La question migratoire joue un rôle clé dans cette montée des populismes. Comment définir une politique équilibrée ?

En distinguant « asile » et « migrations » d’abord, puis en cogérant ces dernières. Prenons le cas européen. Les thèses extrêmes sont absurdes. Tout fermer ? C’est économiquement irrationnel, humainement cruel et de toute façon impraticable. Ouvrir nos sociétés à tous vents ? Pas tenable non plus, elles exploseraient. Si la question n’était pas instrumentalisée pour des raisons politiciennes, électoralistes ou idéologiques, on serait déjà parvenu entre Européens à une politique claire, quoique difficile à mettre en œuvre.

1. Sanctuariser le droit d’asile, au sens strict, pour ceux qui sont en danger de mort ou sont menacés dans leur pays pour des raisons liées à leur sexe, à leur religion, à leur origine ou à leur orientation politique. Le droit d’asile a été trop détourné de son objet.

2. Cogérer les flux migratoires normaux.

En dehors du tragique cas syrien, ces flux sont des phénomènes économiques réguliers, durables. Les pays de départ, de transit et d’arrivée doivent harmoniser leur politique, négocier en fonction de leurs besoins sur la base de quotas par métiers. Schengen doit être réformé. Il est incroyable qu’en trente ans les États européens ne se soient toujours pas dotés d’une police des frontières digne de ce nom, du fait de la réticence des ministères de l’Intérieur et, aussi, par idéologie « sans frontiériste ». Je partage l’avis de Régis Debray au sujet des frontières.

C’est-à-dire ?

Une frontière n’est pas un mur, on peut la franchir, mais elle marque une limite nécessaire entre le dedans et le dehors. Aucun de ceux qui défendent l’idée d’une société ouverte ne vit sans porte ni fenêtres ! Cela ne traduit a priori aucune hostilité envers qui que ce soit. C’est une gestion normale de l’espace, qui permet aussi d’accroître la capacité d’accueil des États. En pratique et dans le cadre de Schengen, je préconise une réunion annuelle entre pays d’arrivée, de départ et de transit, où l’on discuterait des lieux et des procédures de sélection pour distinguer ceux qui peuvent bénéficier du droit d’asile des autres migrants. Je sais que ce sujet suscite une vive polémique, mais c’est le prix à payer pour trente ans d’incurie.

- Certains de ces pays ont déjà fait savoir qu’ils s’opposent à l’instauration de centres de rétention sur leur sol…

Oui, ils se méfient de l’appel d’air. Il n’empêche : une réponse négative, c’est le début d’une discussion ! Si l’Europe affirme : « C’est un sujet central, que nous avons besoin de cogérer avec vous, pays de départ ou de transit », la négociation finira par avoir lieu.

Un nouveau système de traite s’est mis en place dans toute l’Afrique, avec des passeurs qui extorquent des milliers d’euros à des candidats à l’immigration dont ils savent qu’ils pourront couler en mer. Il faut casser cette exploitation cynique. Je sais bien que certains États sont soulagés de voir partir de chez eux de potentiels contestataires, mais ce sont souvent les meilleurs qui partent, et il est dommage que ces pays en soient privés. En bout de chaîne, des ONG mues par la charité ne voient pas cette dimension, veulent accueillir tout le monde et alimentent ainsi la pompe.

Concentrons cette générosité sur l’accueil et la bonne intégration de ceux qui ont obtenu l’asile et sur les migrants légaux. À cet égard, le pacte de l’ONU sur les migrations, qui découle de la volonté de mieux accueillir les réfugiés, mélange tout. Veut-on attiser le populisme en Europe ?

- Êtes-vous inquiet pour les élections européennes en mai ?

Ce ne sont jamais des élections favorables aux partis au pouvoir, mais n’exagérons pas leur importance. Il s’agit de scrutins intermédiaires, à la proportionnelle à un tour, où l’abstention est traditionnellement forte et où la tendance est souvent à la critique, mais qui ne déterminent pas qui détiendra le pouvoir dans les vingt-sept pays d’Europe.

La question migratoire y jouera un rôle déterminant. Il est encore possible que, d’ici à la fin mai, Schengen soit réorganisé et plus efficace, ce qui ferait baisser de quelques points à peu près partout ce qu’on appelle le populisme. Il redeviendra dès lors possible de parler d’autres projets d’avenir pour l’Europe. Pour faire reculer le chaos général, on aurait besoin d’une Europe qui agisse davantage comme une puissance.

- Le Brexit n’a peut-être pas aidé… Que vous inspire cette phrase de Theresa May : « Nous quittons l’UE, pas l’Europe » ?

Elle a raison. Plusieurs pays voudront garder les relations les plus étroites possible avec la Grande-Bretagne, qui sera toujours « en Europe ». L’engrenage du Brexit, qui est le résultat d’une succession d’erreurs et d’exagérations, est regrettable. Le référendum aurait pu être évité si l’UE s’était montrée plus pragmatique et plus souple face aux demandes britanniques. Les critiques de la Grande-Bretagne sur le côté trop intrusif des institutions européennes étaient partagées par d’autres pays.

Or, ces demandes ont toujours été rejetées de manière intransigeante. Après le vote, le courant européiste a redouté une vaste contagion, montrant par là qu’il n’était pas sûr du tout des sentiments profonds des Européens. Il fallait que les Britanniques souffrent affreusement de leur décision pour décourager les autres ! Pourtant, même les peuples européens mécontents de l’Europe ne cherchent pas à rompre avec elle, ni à sortir de l’euro.

- Sommes-nous entrés dans un monde bipolaire, avec les États-Unis d’un côté et la Chine de l’autre ?

La situation est plus complexe que cela. Il y a déjà un bras de fer à deux, mais pas seulement. Dans les années qui ont suivi la chute de l’URSS, la Chine trouvait flatteur pour elle qu’on parle d’un G2. Elle était encore dans la phase de discrétion recommandée par Deng Xiaoping. Plus tard, avec Xi Jinping, elle a décidé d’assumer sa puissance nouvelle. Je ne crois pas pour autant qu’on puisse parler d’un nouveau « système bipolaire ».

Il y a certes des éléments d’interdépendance commerciale et monétaire, mais aussi un énorme antagonisme, pas seulement commercial, qui se développe sous nos yeux, avec des escalades et des pauses. On ne peut pas écarter l’hypothèse qu’éclate un jour un affrontement militaire sino-américain pour la maîtrise de la circulation dans les mers de Chine.

Au-delà de la question de leurs relations avec Pékin et plutôt que de se résigner au fait accompli, les Occidentaux doivent se préparer à un grand rendez-vous sur l’organisation du monde de demain. Après 1945, ils ont mis en place les Nations unies, le FMI, la Banque mondiale, le Gatt puis l’OMC, décidé de ce qui était bien ou mal, déterminé quels États étaient convenables et lesquels étaient « voyous ».

Il n’y a pas eu, après la chute de l’URSS, de grandes discussions ou négociations internationales semblables à celles de 1918 ou de 1945. La plupart des Occidentaux pensaient que le monde était déjà organisé (par eux), que les autres devraient se couler dans ce moule et que les récalcitrants devraient se plier à leurs principes à coups de sermons, de sanctions, d’ingérence, voire d’interventions militaires. Je pense au contraire qu’avec le poids croissant des pays émergents, l’échéance est devant nous.

- Nous sommes donc loin de la « fin de l’Histoire » que décrit Francis Fukuyama ?

Je n’y ai jamais cru, ou alors ce sera dans un jour lointain. La théorie de Huntington sur le conflit des civilisations (c’était une mise en garde, pas un souhait) comporte malheureusement une part de vérité. Elle ne fait pas non plus consensus. Comme je l’ai dit, nous ne formons pas encore une « communauté » internationale, pas plus qu’il n’y a un gouvernement mondial – heureusement d’ailleurs, parce que, s’il y en avait un et qu’il était mauvais, on ne saurait dans quelle direction aller !

António Guterres, le secrétaire général de l’ONU, parle de « chaos », et il a raison. Tout est instable. Les puissances établies depuis longtemps sont sur la défensive, les puissances montantes ont l’avenir devant elles mais sont en rivalité, comme l’Inde avec la Chine.

Je ne crois ni à la reconstitution de l’hyperpuissance américaine, ni à celle d’un bloc occidental, ni que la Chine puisse dominer le monde – même si elle peut déjà influencer des dizaines de pays – , ni à un bloc des émergents. Cette instabilité et cette imprévisibilité sont compliquées à gérer pour les dirigeants… quand ils dirigent encore quelque chose. À cela s’ajoute le compte à rebours écologique – une question encore plus grave que tout le reste.

- Vous avez écrit que la Chine avait été dirigée de façon exceptionnellement rationnelle depuis Deng Xiaoping. Est-ce toujours le cas ?

Oui. Les dirigeants chinois sont des sortes d’ingénieurs de la décision publique. De nombreux problèmes se posent en Chine. Mais, comparé aux convulsions par lesquelles passent les démocraties « représentatives », ils n’ont pas trop à s’inquiéter des risques quotidiens de contestation. Ils sont en mesure d’établir des plans pour plusieurs décennies et de les suivre. Même en matière d’écologie, ils sont capables de nous étonner.

Je ne pense cependant pas que la Chine puisse dominer le système mondial. Les Occidentaux n’ont plus le monopole, mais ils n’ont pas disparu. Et puis, l’évolution de la Chine dépendra aussi des forces qu’elle trouvera en face d’elle. Pour le moment, c’est Trump, qui, dans sa tentative de donner un coup d’arrêt à l’ascension chinoise, est largement soutenu aux États-Unis.

- Le système Poutine mérite-t-il autant de critiques ?

Ces critiques sont caricaturales et exagérées. Ne faisons pas preuve d’amnésie. Après l’effondrement de l’URSS, dans la décennie 1990, les Russes ont perdu près de 40 % de leur pouvoir d’achat. Au fond, nous sommes chanceux qu’il n’y ait pas eu un dirigeant plus dur que Poutine. Il était assez ouvert lors de ses deux premiers mandats, et les Occidentaux l’ont traité comme quantité négligeable. Il a ensuite démontré que la Russie conservait une capacité de nuisance périphérique ou résiduelle. L’UE a commis des erreurs. Par exemple, elle a sottement conçu l’accord d’association avec l’Ukraine comme un moyen de couper ce pays de l’hinterland économique russe.

Pour moi, les torts sont partagés. Comme le dit Andreï Gratchev [politologue, ancien porte-parole de Gorbatchev], on en veut aux Russes d’être restés eux-mêmes au lieu de devenir des sociodémocrates scandinaves conciliants ! D’où notre exaspération. L’État profond américain, qui n’a jamais osé s’attaquer de front à la puissance chinoise, a préféré garder la Russie dans le rôle (exagéré) de menace principale. Cela nous a conduits à des relations encore plus mauvaises que pendant la guerre froide. C’est absurde. Sans compter l’idée arrogante qui avait triomphé ces vingt dernières années en Occident selon laquelle il ne faut pas parler avec des gens qui « ne partagent pas nos valeurs ». La diplomatie a précisément été inventée pour cela !

Résultat : nous poussons à coups de sanctions Moscou dans les bras de Pékin. Nous devons nous montrer vigilants et maintenir un rapport de force dissuasif, tout en reconstruisant avec la Russie une relation réaliste et en aménageant un voisinage acceptable.

 - S’agissant de l’accord sur le nucléaire iranien, comment les Européens peuvent-ils contourner les sanctions américaines ?

En construisant leur autonomie. On a toléré depuis trop longtemps les sanctions unilatérales américaines. Si les Européens avaient réagi plus tôt, ils auraient peut-être pu endiguer cette hubris. Comme cela n’a pas été le cas, la propension des États-Unis à sanctionner a enflé sans limites. Quand j’étais ministre, j’avais fait vérifier la liste des sanctions proposées par des sénateurs américains : cela concernait les deux tiers de l’humanité. Grotesque !

Aujourd’hui, l’objectif de Trump, de l’Arabie saoudite et de Netanyahou est de faire chuter le régime iranien par la guerre civile. Et il n’est pas exclu qu’ils y arrivent. Que cela puisse aggraver le chaos ne les arrêtera pas. Les États-Unis ne pardonneront jamais à l’Iran des ayatollahs. Un jour, pourtant, le régime va se déliter. Le pari d’Obama de jouer la carte de l’Iran de demain était intelligent.

Nous avons des liens historiques avec les Américains, auxquels nous tenons, mais il n’est pas possible de dépendre à ce point de leur politique devenue erratique, régie par des lobbies et des lubies. Comme je l’ai résumé il y a longtemps, nous devons être « amis, alliés, mais pas alignés ». Il faut prendre une décision historique, au-delà de Trump. Construire une autonomie de décision. Angela Merkel a dit très justement : « On ne peut plus vraiment compter sur les Américains. Mieux vaut nous organiser entre nous. »

L’idéal pour les Israéliens – à l’exception de ceux qui appartiennent au camp de la paix – a toujours été de pouvoir prétendre que tous les Palestiniens sont des terroristes.

 - Israël pourrait-il entraîner les États-Unis dans une guerre contre l’Iran ?

Je ne le pense pas, pas directement en tout cas. Les Israéliens mènent déjà une guerre informatique. Il est vrai que le Likoud a réussi à éteindre la question palestinienne et à faire en sorte que les États-Unis détruisent les ennemis successifs d’Israël. Les Israéliens continueront de frapper les alliés de l’Iran en Syrie ou au Liban, tout au plus. Je ne crois pas qu’ils veuillent un engagement militaire plus direct. Peut-être, conjointement avec les Américains, y encourageraient-ils l’Arabie saoudite ou les Émirats ? Avec tous les risques que cela comporte…

- Le problème israélo-palestinien est-il insoluble ?

Pour le moment, le Likoud a gagné, en recréant une sorte d’Afrique du Sud, avec des bantoustans. Même Frederik De Klerk, un ami historique d’Israël, l’a dit. Le Likoud a su neutraliser toute intervention ou pression occidentales. Les Arabes n’ont pas su ou voulu contrer cela. Ils ont laissé tomber. Quelques pays européens, surtout la France, ont fait honorablement ce qu’ils ont pu pour qu’un État palestinien voie le jour, et ce depuis le discours de François Mitterrand à la Knesset, en mars 1982. Cela n’a pas suffi. La lassitude l’a emporté.

- Reste-t-il un interlocuteur valable côté palestinien ?

Tout a été fait pour démontrer que c’était le vide en face. Les Palestiniens les plus gênants pour les nationalistes et les ultras israéliens étaient les Palestiniens responsables, qui portaient des revendications légitimes. L’idéal pour les Israéliens – à l’exception de ceux qui appartiennent au camp de la paix – a toujours été de pouvoir prétendre que tous les Palestiniens sont des terroristes.

Les rares fois où les nationalistes israéliens se sont sentis menacés, c’est quand il y a eu des plans arabes courageux, comme celui du roi Abdallah d’Arabie saoudite en 2002. Viendra le jour où les Palestiniens diront : « Puisque vous avez détruit toutes les possibilités d’État palestinien, accordez-nous des droits égaux dans cet État commun. »

- Faut-il cesser de vendre des armes à l’Arabie saoudite, compte tenu de la situation au Yémen et de l’affaire Khashoggi ?

Emmanuel Macron a eu raison de dire qu’il n’y avait pas de lien entre les deux, même si cette dernière affaire apparaît comme celle de trop. Aux États-Unis, elle a réveillé le lobby antisaoudien. En tout cas, il faut tout faire pour arrêter les combats au Yémen.

- Avez-vous cru en Mohamed Ben Salman (MBS) au début ?

Il n’y avait pas à croire, mais à espérer qu’il soit animé par une réelle volonté de réforme, et à observer la suite… Il avait pour lui la jeunesse, il se montrait ouvert sur le statut des femmes… On pouvait surtout en espérer qu’il mette fin au financement du prosélytisme wahhabite. C’était davantage une espérance qu’une certitude. L’Arabie saoudite n’est plus un facteur de stabilité dans la région. Elle l’est encore pour la fixation du prix du pétrole, mais la dépendance des États-Unis vis-à-vis d’elle est moins grande depuis le développement du pétrole et du gaz de schiste américains.

En dépit des apparences, la relation Trump-MBS est le début du commencement de la fin du pacte du Quincy [rencontre du président Roosevelt avec le roi Abdelaziz al-Saoud, qui déboucha sur un pacte « sécurité contre pétrole », en 1945].

- En Syrie, la France semble hors jeu. Quelles ont été ses erreurs ?

Qui est dans le jeu, à part les voisins de la Syrie ? Et quel jeu ? Notre erreur a été de ne pas voir que la Russie ne pourrait pas laisser tomber le dernier régime avec lequel elle entretenait des liens étroits, et un pays où elle possède des bases. Fallait-il se positionner sans réserve du côté du printemps arabe ? Dans l’idéal oui, bien sûr, mais en en espérant quoi ? À l’époque, comme personne n’avait vu venir les événements en Tunisie, que nous n’avons joué aucun rôle dans la chute de Moubarak en Égypte, il ne fallait pas rater le prochain sur la liste ! C’était une motivation un peu légère…

En Syrie, fallait-il faire confiance à ce point aux rebelles ? J’ai pensé – à regret – depuis le début que la composante démocrate de l’opposition syrienne serait balayée par les islamistes. Je pouvais comprendre la position de François Hollande et de Laurent Fabius, tant ce régime est cruel et oppressif. Mais cette position, moralement défendable, a échoué. Le seul moyen qu’il nous reste de nous montrer utiles en Syrie est peut-être de compter sur l’intérêt qu’a la Russie de remettre dans le jeu le seul pays occidental crédible sur le sujet, c’est-à-dire la France, pour contrebalancer le poids des Iraniens.

Plus généralement, ce conflit a marqué la fin d’une période d’ingérence triomphante, qui avait commencé un peu avant la chute de l’URSS et qui s’est beaucoup développée les vingt-cinq années suivantes. Les opinions occidentales ne suivent plus. Il ne faudra intervenir à l’avenir que dans des conditions plus strictes.

- En 2011, vous avez soutenu l’intervention en Libye. Le regrettez-vous ?

Bien que j’aie toujours été réticent en matière d’ingérence, j’ai jugé à propos de la Libye qu’il était difficile de ne rien faire face aux menaces de Kadhafi contre [les insurgés de] Benghazi. Je n’ai donc pas critiqué le début de cette intervention, qui a dérapé ensuite. Peut-être aurait-il fallu casser les colonnes de blindés de Kadhafi, empêcher ses attaques contre les civils et imposer une négociation, sans aller jusqu’à la chute du régime. N’oublions tout de même pas que, lors des premières élections [en 2012], les islamistes radicaux ont été minoritaires.

- Que pensez-vous d’une nouvelle candidature d’Abdelaziz Bouteflika ? Est-ce un souci pour la France ?

Cela ne peut que rendre… perplexe. Cela dit, j’ai constaté, quand j’étais en poste, que personne ne sait très bien comment fonctionne le pouvoir en Algérie et que la France n’a pas une influence particulière sur les décisions politiques de ce pays. Ne spéculons donc pas dans le vide.

- Comment jugez-vous la politique extérieure d’Emmanuel Macron ?

Je me suis réjoui qu’il se soit libéré d’une série de positions moralisatrices à usage interne qui avaient fini par nous handicaper. Il s’est plusieurs fois référé au gaullo-mitterrandisme et a rejeté l’affiliation aux néoconservateurs. Dans le monde actuel, personne n’a pourtant la moindre idée de ce que feraient de Gaulle et François Mitterrand… Quoi qu’il en soit, on faisait du cabotage diplomatique, et il nous a remis en haute mer. Mais celle-ci est déchaînée. La complexité du monde est devenue telle qu’il va devoir reformuler sa politique européenne et, au-delà, sa politique étrangère.

Vous êtes très « Macron-compatible », et comme chacun sait que Jean-Yves Le Drian, son ministre des Affaires étrangères, a envie de partir…

Emmanuel Macron et moi, nous nous parlons, mais je suis aussi très ami avec Le Drian, qui fait bien « le job », exactement comme Macron souhaite qu’il soit fait. Je n’ai aucune arrière-pensée politique quand je m’exprime, chacun le sait, ce qui n’empêche pas que je veuille continuer à participer au débat d’idées car le moment est grave.

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